samedi 26 décembre 2009
Conte de Noël
C’était un soir d’hiver à l’approche du solstice. Cette période de l’année qui faisait craindre à nos aïeux que le soleil s’éteignent progressivement et disparaissent. Le jour est court. Et la nuit interminable pour celui qui ne dispose pas d’un interrupteur lui permettant de mettre en marche une lampe, une radio, un téléviseur ou tout autre truc utile pour conjurer la nuit.
C’était donc un soir d’hiver bruyant. Je marchais vers l’est sur la rue Ste-Catherine. Le froid atténuait le bruit de nos pas, de celui des voitures et de l’agitation urbaine. Même la présence des piétons emmitouflés jusqu’au oreilles semblait feutrer par le froid. Les uns marchaient vers l’est sans regarder, sans même s’apercevoir de l’existence des autres qui vont vers l’ouest. Le froid a cette qualité que l’on ne lui reconnaît pas souvent : il nous oblige à s’intérioriser, à s’enfouir au cœur de notre propre demeure.
J’étais ainsi près de mon feu, somnambule déambulant l’aorte de Montréal, quand j’entends en sourdine derrière moi : « excusez-moi, excusez-moi » ! Je n’y prête pas attention. Je ne me retourne pas. Je ne veux pas être déranger quand je suis songeur et contemplatif. Il fait froid et je veux continuer sagement de pelleter mes nuages.
La ville a le don de favoriser l’ignorance de l’existence de ton voisin. J’étais dans ma « bulle ». Ou plutôt, enfoncer dans mon scaphandre en plexiglas pare-balles. Simon a insisté : « excusez-moi, excusez-moi » en déposant cette fois sa main doucement à la hauteur de mon coude. Je me retourne. Nous nous regardons. Directement dans les yeux. Les lampadaires dessillent avec effort la nuit et créent des ombres et des reflets qui semblent accentués par le froid.
Les voitures poursuivent leurs courses. Les piétons aussi. Mais je ne me rappelle plus. Il n’y avait plus que Simon et moi. Sûrement à cause du froid.
- « Es-tu le chum de Paule » ?
- « Ou…oui »
- « Je suis Simon, un bon ami de Paule »
- (…)
Trois points de suspension. Pour un instant d’éternité. Trois points de suspension parce que j’ai le vague sentiment que nous sommes peut-être trois à nous rencontrer. Trois points de suspension parce que je remarque que Simon utilise l’indicatif présent en parlant de Paule : « Es-tu le chum de Paule » et « Je suis un bon ami ». Ça me réjouit. Moi qui n’arrive pas à conjuguer mon amour au passé et qui bute sur les temps de verbe depuis six mois, les premiers mots de Simon me séduisent.
Il fut bouleversé d’apprendre son décès. Il est ému. Visiblement, il est en deuil. Nous sommes en deuil. Nous sommes amis. Ici et maintenant. Depuis 30 secondes. Et il me raconte quelques bribes de son amitié pour Paule, quelques anecdotes qui s’échappent et se dispersent dans l’air glacé, quelques souvenirs qui font sourire. Nous aurions pu rire à l’évocation de toutes ces trop courtes histoires mais il y avait aussi, là, à ce moment, sur la rue Ste-Catherine, par un beau soir d’hiver, un moment majestueux et solennel, presque figé dans le temps. Il s’est d’ailleurs probablement arrêté. Même les voitures ont cessé de circuler et les piétons de marcher. Les commerçants n’ont rien vendu et le temps s’est pendu.
Nous nous regardions. Interloqué. Heureux et tremblant. J’étais si reconnaissant de son audace et de sa détermination. J’aurais tant pu poursuivre mon chemin s’il n’avait pas insisté. J’aurais pu quitter le bureau à 18 heures plutôt qu’à 19 heures. J’aurais pu prendre la bagnole plutôt que rentrer à pied. J’aurais pu prendre une autre rue, un autre trottoir, un autre pas. Il aurait pu faire lui même tout autre chose en un tout autre temps. Pourtant nous étions là, à échanger des mots que nous entendions à peine. Parce que nous étions plus envoûté par ce qui nous reliait profondément que par ce qui nous reliait superficiellement.
Nous étions quelques minutes auparavant de purs étrangers l’un pour l’autre. Et soudainement, dans cet air glacé du début de l’hiver, avant de le quitter, j’enveloppe Simon de mes bras. Il n’est plus un étranger. En cinq minutes, il est devenu un compagnon de deuil, un proche, un complice de mon chagrin et de mon tourment.
Nous nous reverrons bientôt. Très bientôt.
Il savait que j’étais le chum de Paule. Il a vu quelques photos où j’apparais au bras, au cou et dans les yeux de Paule. Deux ou trois photographies qui roulent et se déploient dans l’univers virtuel. Simon me dit que deux ou trois photographies ont suffi pour me reconnaître. Même l’hiver. Même la nuit. N’importe où. Ces photographies, il les regarde
Souvent depuis quelques temps. Très souvent. Il s’imprègne des images qui tanguent et se balancent, il s’abreuve des poèmes et des nouvelles qui s’étendent, des témoignages, des reproductions de toiles, des maux des endeuillés en hommage à Paule. C’est son deuil à lui aussi. Celui de son amie. Celui de son ami. Celui de la vie.
Cette rencontre est déjà un cadeau. Un bon feu dans l’âtre un soir d’hiver. Du bien au corps et à l’âme. Mais cette rencontre est beaucoup plus qu’un cadeau. Elle est un miracle. Un embrasement.
Nous nous sommes revus quelques jours plus tard bien au chaud dans un resto de la rue Mt-Royal. Avec Billie. Avec celle qu’il berçait dans ses bras 20 ans plus tôt. Billie. Vingt ans plus tard. La digne fille de Paule. C’était la rencontre qui réunissait la digne fille, le digne ami et le digne chum de Paule. Vénérable rencontre de l’authenticité et de la sublimité. Nous avons mis un quatrième couvert.
Et nous avons parlé de la vie. Et de la mort. Rien ne distinguait plus l’une de l’autre. Rien ne commençait. Rien ne se terminait. Elle était là. Sans y être. Paule est morte le 17 novembre 1963. Elle est née le 22 mai 2009. C’est comme ça. Nous avons perdu nos repères. Vivre c’est perdre. Et nous ne savons renoncer. Nous ne pouvons consentir à la perte de Paule. Pourtant, nous en faisons l’apprentissage. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire tout ça ? Nous ne savons rien. À part notre chagrin, nous ne savons rien. Et tous les quatre, nous ne faisions pas semblant de savoir. Nous étions là. Sans rien faire d’autre que d’être. Et le miracle s’est produit.
Simon a tendu son bras vers la table voisine. Il y avait déposé deux paquets qu’il ramena vers nous. C’est précisément à ce moment que le cadeau que constitue notre rencontre s’est transformé en prodige. Simon nous remis une copie du roman perdu de Paule. Ce roman disparu que Paule avait écrit dans l’urgence dix ans plus tôt pour conjurer et exorciser la mort de sa mère. Ce roman réapparaît comme un spectre qui n’en peut plus de l’éther. Ce roman, ce récit autobiographique qui n’existait que dans notre désir de le retrouver.
Paule avait choisi de n’en conserver aucune copie. Nous en avions que le très court extrait retrouvé dans son ordinateur et le souvenir des très brefs échos qu’elle s’autorisait très rarement à divulguer. Paule a écrit ce roman avec son sang. Une hémorragie qui a duré six mois. Pour renaître. Tel le phénix. Ce n’était pas un exercice littéraire pour plaire. C’était une catharsis pour sortir de l’abysse.
Paule était discrète et peu loquace à ce sujet. Ce roman appartenait au passé dont elle s’était libérée. A quoi bon y retourner ? Simon en avait conservé une copie qu’il a retrouvée dans sa bibliothèque. Le roman, fraîchement écrit, avait fait l’objet de tentatives de publication. Simon y avait participé. Il avait pris contact avec des maisons d’éditions. À cette époque, les efforts n’ont pas porté fruit. Paule n’avait que faire d’une récolte. Elle était déjà repue de tous ces fruits dont elle s’était nourrie au fil de la rédaction. Et elle est passée à autre chose.
Nous avons tant cherché depuis l’été. Nous avons parcouru l’espace, fouillé les interstices, exploré son âme à la recherche du roman. Nous avons plongé et replongé dans toutes les boîtes et tous les sacs, étonné de ne pas le voir apparaître comme une surprise hors de son coffret. Nous le sentions pourtant. Il n’était pas loin. Mais nous dûmes abdiquer. Il semble que l’on ne va pas contre la volonté de Paule. Alors, on consent au mystère. Il devient un roman mythique dont il ne reste qu’un extrait, un écho et une fièvre. Nous sommes émus et chamboulés par cette histoire. Touchés de tant de magnificence. Et si reconnaissant de la vivre.
Qu’allons-nous faire maintenant ? À cet instant, nous sommes incapable d’aller au-delà de la page couverture. « Un taxi pour Marie-Louise ». Par Paule Pagé. Nous avons le roman de Paule et nous le tenons à distance de nos mains. Il exerce une telle force d’attraction. Et un tel mouvement de repli. De ce champ gravitationnel qui maintien les astres à une certaine distance l’une de l’autre. Qu’est-ce que Paule en pense ? Est-elle d’accord ? Ne voulait-elle pas que nous ignorions cette « fiction » ? N’allons-nous pas au-delà de sa propre volonté ?
C’est Billie qui a mis fin à notre rumination. C’est elle, la digne fille de Paule qui a eu le dernier mot : « Elle a changé d’idée… »
C’était donc un soir d’hiver bruyant. Je marchais vers l’est sur la rue Ste-Catherine. Le froid atténuait le bruit de nos pas, de celui des voitures et de l’agitation urbaine. Même la présence des piétons emmitouflés jusqu’au oreilles semblait feutrer par le froid. Les uns marchaient vers l’est sans regarder, sans même s’apercevoir de l’existence des autres qui vont vers l’ouest. Le froid a cette qualité que l’on ne lui reconnaît pas souvent : il nous oblige à s’intérioriser, à s’enfouir au cœur de notre propre demeure.
J’étais ainsi près de mon feu, somnambule déambulant l’aorte de Montréal, quand j’entends en sourdine derrière moi : « excusez-moi, excusez-moi » ! Je n’y prête pas attention. Je ne me retourne pas. Je ne veux pas être déranger quand je suis songeur et contemplatif. Il fait froid et je veux continuer sagement de pelleter mes nuages.
La ville a le don de favoriser l’ignorance de l’existence de ton voisin. J’étais dans ma « bulle ». Ou plutôt, enfoncer dans mon scaphandre en plexiglas pare-balles. Simon a insisté : « excusez-moi, excusez-moi » en déposant cette fois sa main doucement à la hauteur de mon coude. Je me retourne. Nous nous regardons. Directement dans les yeux. Les lampadaires dessillent avec effort la nuit et créent des ombres et des reflets qui semblent accentués par le froid.
Les voitures poursuivent leurs courses. Les piétons aussi. Mais je ne me rappelle plus. Il n’y avait plus que Simon et moi. Sûrement à cause du froid.
- « Es-tu le chum de Paule » ?
- « Ou…oui »
- « Je suis Simon, un bon ami de Paule »
- (…)
Trois points de suspension. Pour un instant d’éternité. Trois points de suspension parce que j’ai le vague sentiment que nous sommes peut-être trois à nous rencontrer. Trois points de suspension parce que je remarque que Simon utilise l’indicatif présent en parlant de Paule : « Es-tu le chum de Paule » et « Je suis un bon ami ». Ça me réjouit. Moi qui n’arrive pas à conjuguer mon amour au passé et qui bute sur les temps de verbe depuis six mois, les premiers mots de Simon me séduisent.
Il fut bouleversé d’apprendre son décès. Il est ému. Visiblement, il est en deuil. Nous sommes en deuil. Nous sommes amis. Ici et maintenant. Depuis 30 secondes. Et il me raconte quelques bribes de son amitié pour Paule, quelques anecdotes qui s’échappent et se dispersent dans l’air glacé, quelques souvenirs qui font sourire. Nous aurions pu rire à l’évocation de toutes ces trop courtes histoires mais il y avait aussi, là, à ce moment, sur la rue Ste-Catherine, par un beau soir d’hiver, un moment majestueux et solennel, presque figé dans le temps. Il s’est d’ailleurs probablement arrêté. Même les voitures ont cessé de circuler et les piétons de marcher. Les commerçants n’ont rien vendu et le temps s’est pendu.
Nous nous regardions. Interloqué. Heureux et tremblant. J’étais si reconnaissant de son audace et de sa détermination. J’aurais tant pu poursuivre mon chemin s’il n’avait pas insisté. J’aurais pu quitter le bureau à 18 heures plutôt qu’à 19 heures. J’aurais pu prendre la bagnole plutôt que rentrer à pied. J’aurais pu prendre une autre rue, un autre trottoir, un autre pas. Il aurait pu faire lui même tout autre chose en un tout autre temps. Pourtant nous étions là, à échanger des mots que nous entendions à peine. Parce que nous étions plus envoûté par ce qui nous reliait profondément que par ce qui nous reliait superficiellement.
Nous étions quelques minutes auparavant de purs étrangers l’un pour l’autre. Et soudainement, dans cet air glacé du début de l’hiver, avant de le quitter, j’enveloppe Simon de mes bras. Il n’est plus un étranger. En cinq minutes, il est devenu un compagnon de deuil, un proche, un complice de mon chagrin et de mon tourment.
Nous nous reverrons bientôt. Très bientôt.
Il savait que j’étais le chum de Paule. Il a vu quelques photos où j’apparais au bras, au cou et dans les yeux de Paule. Deux ou trois photographies qui roulent et se déploient dans l’univers virtuel. Simon me dit que deux ou trois photographies ont suffi pour me reconnaître. Même l’hiver. Même la nuit. N’importe où. Ces photographies, il les regarde
Souvent depuis quelques temps. Très souvent. Il s’imprègne des images qui tanguent et se balancent, il s’abreuve des poèmes et des nouvelles qui s’étendent, des témoignages, des reproductions de toiles, des maux des endeuillés en hommage à Paule. C’est son deuil à lui aussi. Celui de son amie. Celui de son ami. Celui de la vie.
Cette rencontre est déjà un cadeau. Un bon feu dans l’âtre un soir d’hiver. Du bien au corps et à l’âme. Mais cette rencontre est beaucoup plus qu’un cadeau. Elle est un miracle. Un embrasement.
Nous nous sommes revus quelques jours plus tard bien au chaud dans un resto de la rue Mt-Royal. Avec Billie. Avec celle qu’il berçait dans ses bras 20 ans plus tôt. Billie. Vingt ans plus tard. La digne fille de Paule. C’était la rencontre qui réunissait la digne fille, le digne ami et le digne chum de Paule. Vénérable rencontre de l’authenticité et de la sublimité. Nous avons mis un quatrième couvert.
Et nous avons parlé de la vie. Et de la mort. Rien ne distinguait plus l’une de l’autre. Rien ne commençait. Rien ne se terminait. Elle était là. Sans y être. Paule est morte le 17 novembre 1963. Elle est née le 22 mai 2009. C’est comme ça. Nous avons perdu nos repères. Vivre c’est perdre. Et nous ne savons renoncer. Nous ne pouvons consentir à la perte de Paule. Pourtant, nous en faisons l’apprentissage. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire tout ça ? Nous ne savons rien. À part notre chagrin, nous ne savons rien. Et tous les quatre, nous ne faisions pas semblant de savoir. Nous étions là. Sans rien faire d’autre que d’être. Et le miracle s’est produit.
Simon a tendu son bras vers la table voisine. Il y avait déposé deux paquets qu’il ramena vers nous. C’est précisément à ce moment que le cadeau que constitue notre rencontre s’est transformé en prodige. Simon nous remis une copie du roman perdu de Paule. Ce roman disparu que Paule avait écrit dans l’urgence dix ans plus tôt pour conjurer et exorciser la mort de sa mère. Ce roman réapparaît comme un spectre qui n’en peut plus de l’éther. Ce roman, ce récit autobiographique qui n’existait que dans notre désir de le retrouver.
Paule avait choisi de n’en conserver aucune copie. Nous en avions que le très court extrait retrouvé dans son ordinateur et le souvenir des très brefs échos qu’elle s’autorisait très rarement à divulguer. Paule a écrit ce roman avec son sang. Une hémorragie qui a duré six mois. Pour renaître. Tel le phénix. Ce n’était pas un exercice littéraire pour plaire. C’était une catharsis pour sortir de l’abysse.
Paule était discrète et peu loquace à ce sujet. Ce roman appartenait au passé dont elle s’était libérée. A quoi bon y retourner ? Simon en avait conservé une copie qu’il a retrouvée dans sa bibliothèque. Le roman, fraîchement écrit, avait fait l’objet de tentatives de publication. Simon y avait participé. Il avait pris contact avec des maisons d’éditions. À cette époque, les efforts n’ont pas porté fruit. Paule n’avait que faire d’une récolte. Elle était déjà repue de tous ces fruits dont elle s’était nourrie au fil de la rédaction. Et elle est passée à autre chose.
Nous avons tant cherché depuis l’été. Nous avons parcouru l’espace, fouillé les interstices, exploré son âme à la recherche du roman. Nous avons plongé et replongé dans toutes les boîtes et tous les sacs, étonné de ne pas le voir apparaître comme une surprise hors de son coffret. Nous le sentions pourtant. Il n’était pas loin. Mais nous dûmes abdiquer. Il semble que l’on ne va pas contre la volonté de Paule. Alors, on consent au mystère. Il devient un roman mythique dont il ne reste qu’un extrait, un écho et une fièvre. Nous sommes émus et chamboulés par cette histoire. Touchés de tant de magnificence. Et si reconnaissant de la vivre.
Qu’allons-nous faire maintenant ? À cet instant, nous sommes incapable d’aller au-delà de la page couverture. « Un taxi pour Marie-Louise ». Par Paule Pagé. Nous avons le roman de Paule et nous le tenons à distance de nos mains. Il exerce une telle force d’attraction. Et un tel mouvement de repli. De ce champ gravitationnel qui maintien les astres à une certaine distance l’une de l’autre. Qu’est-ce que Paule en pense ? Est-elle d’accord ? Ne voulait-elle pas que nous ignorions cette « fiction » ? N’allons-nous pas au-delà de sa propre volonté ?
C’est Billie qui a mis fin à notre rumination. C’est elle, la digne fille de Paule qui a eu le dernier mot : « Elle a changé d’idée… »