dimanche 31 mai 2009
Extrait "Un taxi pour Marie-Louise"
Notre maison, qui en réalité est un appartement, s’appelle un quatre et demi. Quatre doit être son prénom et demi son nom de famille. Quatre pour les pièces décentes et demi pour la salle de bain. J’ai déjà entendu dire ma mère que la demi devait symboliser le couloir. Dans ce cas ma maison est un cinq et demi. Ça change tout alors. Parce qu’un quatre et demi c’est petit pour trois personnes, alors qu’un cinq et demi c’est presque trop grand. Du moins décent. Donc, ce n’est plus la salle de bain qui devient indécente mais la grandeur de la maison. Allez comprendre quand on a à peine dix ans. Puis cinq c’est pas un beau prénom pour une maison, j’aime mieux quatre.
Toujours est-il que dans ma grande petite maison moi je n’ai pas de chambre pour dormir. Alors je voyage. Je suis nomade. Il n’y a pas que moi. Il y a aussi tous mes vêtements et mes affaires personnelles. Quoi que je n’ai pas grand-chose de personnel.
Chaque soir c’est une surprise. Je ne sais jamais où je vais atterrir. Dans le lit de ma mère ou celui de ma sœur. Je n’ai pas de poster sur les murs, ni d’endroit non plus pour être en punition. Ça toujours ça de bon. Ma mère ne m’envoie jamais dans ma chambre. Je n’en ai pas. Ça ne me dérange pas. Je n’ai jamais rien connu d’autres. Quand on a jamais mangé de gâteau au chocolat, on ne peut pas en avoir le goût.
Il y aussi ma grand-mère qui elle habite juste en dessous chez sept et deux et demi. Ça se complique, je vous explique. Sept pour son prénom et deux et demi parce que deux salle de bain. Une avec un bain et l’autre avec une toilette. Parfois je partage sa chambre aussi.
Toutes mes incertitudes nocturnes dépendent des activités de ma mère. En général, quand tout roule rondement, je dors avec ma mère dans son grand lit. On se colle les fesses et j’aime sentir sa présence. Elle ne favorise pas, en sa présence que je dorme avec ma grande sœur. J’ignore pourquoi, mais c’est même presque défendu. À part exception.
Souvent, quand j’atterris chez ma grand-mère c’est en plein milieu de mon sommeil, j’en ai parfois même pas conscience et je me réveille chez sept et deux demi. Il m’arrive de mettre un certain temps afin de m’orienter au petit matin. Mais c’est normal, c’est comme ça. Je ne ressens pas le besoin d’autres choses. C’est ma vie. Notre façon de faire. J’y trouve mon compte dans chacune de ces situations. J’aime particulièrement m’endormir avec ma grand-mère, ce qui est rarissime. Elle me raconte des histoires en me caressant le bras. Et quand elle s’endort, j’écoute. J’écoute le silence. C’est fou combien j’ai entendu de choses à travers ce silence. Et combien j’y ai vu d’images dans cette noirceur qui habitait aussi chez sept et demi. J’écarquillais grand les yeux, pour ne rien manquer.
Je détestais cependant me réveiller au beau milieu de la nuit chez ma sœur par des cris étouffés et lancinants. Ceux de ma mère. Un vacarme à m’en couper le souffle. Je cessais de respirer afin de mieux percevoir les sons qui déchiraient mon cœur. Je blottissais alors mon oreiller contre ma poitrine et je me berçais comme un bébé dans son landau. Jusqu’à ce que le sommeil me gagne. J’y ai rencontré l’angoisse. Elle est devenue copine de quatre et demi.
J’aime le petit matin. Parce que ma mémoire a oublié. Le sommeil lui a joué un tour. Le sommeil a fait effacé toutes traces de souvenirs. Je ne me rappelle plus des bruits et des sons. Une impression de vieux cauchemar. Jamais de traces non plus. Sinon que quelques rides de plus qui tapissent le visage de ma mère et la réalisation soudaine de la mort. Celle qui invite ma mère un peu plus chaque jour, chaque cris nocturnes étouffés, chaque bruits inconnus mais cependant terrorisants.
Un jour, ces contrariétés sonores ont eu un visage. Et ce visage portait dorénavant un nom. Raymond.
Raymond est devenu mon cauchemar.
Il porte un costume vert kaki et un pistolet à la ceinture. Il a une haleine d’alcool et malgré que je ne connaisse rien aux personnes, ni de la haine, ni du dégoût, ni de l’hostilité, Raymond me répugne. Il est imposant. De ma petite personne il m’apparaît comme une bête. Un ours. C’est ce qu’aime ma mère, je crois. Moi, ça me rebute. Il jure dans mon quatre et demie trop petit. Il s’impose. Il n’y avait déjà pas d’espace. Il prend ma place, mon lit, ma mère.
Malgré que je ne connaisse rien aux sentiments et à l’amour, je reconnais chez ma mère un état jusqu’ici inconnu. C’est pas beau. Je souhaite ne jamais ressentir cet état.
Elle valse entre des crises de larmes et des élans de joie. Elle attend. Elle attend toujours Raymond et son pistolet. Il n’est pas très disponible Raymond parce qu’il a une famille et une grande maison. Il ne peut pas être partout à la fois. Ça fait beaucoup de responsabilités. Deux femmes quatre enfants, un quatre et demie et une grande maison. En plus de son pistolet qui lui sert de travail. Il arrête les gens méchants Raymond. Avec son pistolet. Mais moi, ça me fait peur. Très peur. Les pistolets ça tue. Mais ma mère me dit que Raymond, il gagne sa vie avec. Qu’est-ce qu’on gagne à tuer? Allez savoir. Quand on mange, il le dépose sur la table entre le ketchup et la margarine. Moi, je l’étudie. Il est noir et brun. Il semble avoir de l’âge le pistolet. Il est usé. Comme une paire de chaussure. Il a perdu de son éclat. À moins que ce soit toujours comme ça. Je l’ignore. Je ne connais pas d’autres pistolet. Je n’en parle pas à ma grand-mère parce que je pense que c’est normal. Peut-être que toute famille partage leur repas avec un pistolet. Mais on mange très rarement avec Raymond. Ces visites sont souvent plus nocturnes. Il est très occupé Raymond. Il dit à ma mère que la porte doit toujours être déverrouillée sinon il va devoir se servir de son pistolet et tirer dans la serrure. Je l’ai entendu. Je me suis mise à me lever la nuit pour aller vérifier que la porte soit bien déverrouillée. J’imaginais mal nous faire réveiller par une détonation comme dans les films. Je me suis mise à connaître la peur. Mais ma grande sœur ne semblait pas partager ce sentiment. Alors je n’ai rien dit.
Je voyais ma mère si heureuse en sa présence. Et détruite en son absence. Alors malgré toute ma réticence à l’égard de Raymond, je souhaitais ces escapades pour apercevoir, sur la visage de ma mère, une certain bonheur.
J’arrivais d’un randonnée à vélo. Le ciel d’automne pleuvait des feuilles multicolores et j’aimais l’odeur qu’elles dégageaient. Un parfum de sève. Mes promenades à bicyclette avaient comme vertu de m’apporter une enveloppante sensation de liberté. À bord de mon vélo, j’étais au dessus de toutes contrariétés. Je me sentais toute puissante. J’avais du pouvoir. Je pouvais partir au bout de mes rêves tout en sachant que je ne le ferais jamais.
Je rentrais au bercail ravie et pleine d’assurance.
Rare était les journées où Raymond nous faisait l’honneur de sa visite, mais cette journée de novembre, il était attablé sirotant une O’Keefe en canette devant le bocal de mes poissons. À mon arrivée il pris l’initiative de partager sa boisson avec mes poissons. Il transvida de sa canette dans l’eau claire des poissons dont je m’efforçais de tenir propre et limpide. Il rigolait fort et de façon disgracieuse. J’ai fini par concevoir qu’il invoquait un acte reprochable. Je me suis mise à pleurer.
-Arrête, j’t’en prie. Fais pas ça.
L’eau se brouillait à un tel point que mes poissons disparaissaient sous l’écume du houblon.
-Ben non, y’ a pas de danger. Même qu’ils aiment ça. Pauvre poissons. Y faut ben que quelqu’un les désennuie. Imagine. Tourner dans un bocal à journée longue. Là y vont tourner pour vrai.
Et il s’esclaffait de rire, tandis que ma mère discrètement tentait de le dissuader.
Devant mon impuissance et son entêtement, j’ai rechevauchée ma bicyclette en pleurant. Le vent fouettait mon visage humide. Les rues étaient désertes. La plupart des enfants avaient rangé leur vélo en prévision de l’hiver. Mon, j’avais de la chance.
À mon retour, Raymond avait disparu, le bocal et mes poissons rouges aussi.
On a jamais reparlé des poissons. Et j’ai entendu ces cris de ma chambre. Un cochon qui se fait saigner.
Et je ne vous parle pas de mon chat Rominet et de mes canards Saturni et daisy qui ont fumé la cigarette à leur insu.
J’apprenais à détester. Je détestais l’homme qui rendait ma mère heureuse plus que moi. Je devenais une ombre aux yeux de celle que j’aimais tant. Je perdais de mon panache. Je perdais dans la hiérarchie. En bref, je prenais une débarque. Affective dans le cœur de celle en qui je m’étais cru une place réservée à jamais. Raymond et son pistolet avaient su se positionner en première place.
Quel choc. J’apprenais à vivre dans un espace restreint. Je me sentais l’obligation de m’effacer. J’étais devenue une efface de toute façon. Une espèce de rien. Plus rien. Plus de repères. Que les contes de ma grand-mère.
Ce soir là, je dormais avec ma sœur. C’était la nuit plus précisément. J’avais de l’école le lendemain. Un vacarme inhabituel nous extorqua de notre sommeil ma sœur et moi. Des mots, des vilains mots se bombardaient entre eux. Des mots qu’on nous défend de dire et qui débordent en un charabia terrorisant. Des bruits de violence résonnaient. Le mobilier s’égosillait sous les coups de poings et de pieds de deux grandes personnes qui tentaient de communiquer. La chambre de ma mère était à quelques pas de celle de ma sœur. Même si la porte était fermée, nous étions spectatrices d’une violente querelles.
Ma sœur s’interposa.
Elle lui cria de cesser immédiatement.
N’écoutant que son courage, il lui balança en pleine gueule :
-Viens dehors toi, on va régler ça.
Et, brandissant en plus son poing :
-Je vais te faire connaître mes cinq frères.
Ma sœur avait a peine16 ans.
Moi je voulais appeler la police mais, elle était déjà chez moi. Je me disais à quoi bon.
Raymond est parti et nous avons regagné nos chambres respectives. À part moi, ce soir là j’ai dormi avec ma mère qui n’a cessé de pleurer.
J’ai tenté de la consoler, mais en vain. Elle était inconsolable. Comme si quelqu’un était mort. Et pire encore. Elle n’avait jamais versé autant de larmes quand mon grand-papa est mort en vrai. Il y avait quelque chose de mort en ma mère. On y avait plus accès. Comme si elle appartenait à un autre monde.
Paule Pagé (Roman non-publié. Écrit autour de 1990)
Toujours est-il que dans ma grande petite maison moi je n’ai pas de chambre pour dormir. Alors je voyage. Je suis nomade. Il n’y a pas que moi. Il y a aussi tous mes vêtements et mes affaires personnelles. Quoi que je n’ai pas grand-chose de personnel.
Chaque soir c’est une surprise. Je ne sais jamais où je vais atterrir. Dans le lit de ma mère ou celui de ma sœur. Je n’ai pas de poster sur les murs, ni d’endroit non plus pour être en punition. Ça toujours ça de bon. Ma mère ne m’envoie jamais dans ma chambre. Je n’en ai pas. Ça ne me dérange pas. Je n’ai jamais rien connu d’autres. Quand on a jamais mangé de gâteau au chocolat, on ne peut pas en avoir le goût.
Il y aussi ma grand-mère qui elle habite juste en dessous chez sept et deux et demi. Ça se complique, je vous explique. Sept pour son prénom et deux et demi parce que deux salle de bain. Une avec un bain et l’autre avec une toilette. Parfois je partage sa chambre aussi.
Toutes mes incertitudes nocturnes dépendent des activités de ma mère. En général, quand tout roule rondement, je dors avec ma mère dans son grand lit. On se colle les fesses et j’aime sentir sa présence. Elle ne favorise pas, en sa présence que je dorme avec ma grande sœur. J’ignore pourquoi, mais c’est même presque défendu. À part exception.
Souvent, quand j’atterris chez ma grand-mère c’est en plein milieu de mon sommeil, j’en ai parfois même pas conscience et je me réveille chez sept et deux demi. Il m’arrive de mettre un certain temps afin de m’orienter au petit matin. Mais c’est normal, c’est comme ça. Je ne ressens pas le besoin d’autres choses. C’est ma vie. Notre façon de faire. J’y trouve mon compte dans chacune de ces situations. J’aime particulièrement m’endormir avec ma grand-mère, ce qui est rarissime. Elle me raconte des histoires en me caressant le bras. Et quand elle s’endort, j’écoute. J’écoute le silence. C’est fou combien j’ai entendu de choses à travers ce silence. Et combien j’y ai vu d’images dans cette noirceur qui habitait aussi chez sept et demi. J’écarquillais grand les yeux, pour ne rien manquer.
Je détestais cependant me réveiller au beau milieu de la nuit chez ma sœur par des cris étouffés et lancinants. Ceux de ma mère. Un vacarme à m’en couper le souffle. Je cessais de respirer afin de mieux percevoir les sons qui déchiraient mon cœur. Je blottissais alors mon oreiller contre ma poitrine et je me berçais comme un bébé dans son landau. Jusqu’à ce que le sommeil me gagne. J’y ai rencontré l’angoisse. Elle est devenue copine de quatre et demi.
J’aime le petit matin. Parce que ma mémoire a oublié. Le sommeil lui a joué un tour. Le sommeil a fait effacé toutes traces de souvenirs. Je ne me rappelle plus des bruits et des sons. Une impression de vieux cauchemar. Jamais de traces non plus. Sinon que quelques rides de plus qui tapissent le visage de ma mère et la réalisation soudaine de la mort. Celle qui invite ma mère un peu plus chaque jour, chaque cris nocturnes étouffés, chaque bruits inconnus mais cependant terrorisants.
Un jour, ces contrariétés sonores ont eu un visage. Et ce visage portait dorénavant un nom. Raymond.
Raymond est devenu mon cauchemar.
Il porte un costume vert kaki et un pistolet à la ceinture. Il a une haleine d’alcool et malgré que je ne connaisse rien aux personnes, ni de la haine, ni du dégoût, ni de l’hostilité, Raymond me répugne. Il est imposant. De ma petite personne il m’apparaît comme une bête. Un ours. C’est ce qu’aime ma mère, je crois. Moi, ça me rebute. Il jure dans mon quatre et demie trop petit. Il s’impose. Il n’y avait déjà pas d’espace. Il prend ma place, mon lit, ma mère.
Malgré que je ne connaisse rien aux sentiments et à l’amour, je reconnais chez ma mère un état jusqu’ici inconnu. C’est pas beau. Je souhaite ne jamais ressentir cet état.
Elle valse entre des crises de larmes et des élans de joie. Elle attend. Elle attend toujours Raymond et son pistolet. Il n’est pas très disponible Raymond parce qu’il a une famille et une grande maison. Il ne peut pas être partout à la fois. Ça fait beaucoup de responsabilités. Deux femmes quatre enfants, un quatre et demie et une grande maison. En plus de son pistolet qui lui sert de travail. Il arrête les gens méchants Raymond. Avec son pistolet. Mais moi, ça me fait peur. Très peur. Les pistolets ça tue. Mais ma mère me dit que Raymond, il gagne sa vie avec. Qu’est-ce qu’on gagne à tuer? Allez savoir. Quand on mange, il le dépose sur la table entre le ketchup et la margarine. Moi, je l’étudie. Il est noir et brun. Il semble avoir de l’âge le pistolet. Il est usé. Comme une paire de chaussure. Il a perdu de son éclat. À moins que ce soit toujours comme ça. Je l’ignore. Je ne connais pas d’autres pistolet. Je n’en parle pas à ma grand-mère parce que je pense que c’est normal. Peut-être que toute famille partage leur repas avec un pistolet. Mais on mange très rarement avec Raymond. Ces visites sont souvent plus nocturnes. Il est très occupé Raymond. Il dit à ma mère que la porte doit toujours être déverrouillée sinon il va devoir se servir de son pistolet et tirer dans la serrure. Je l’ai entendu. Je me suis mise à me lever la nuit pour aller vérifier que la porte soit bien déverrouillée. J’imaginais mal nous faire réveiller par une détonation comme dans les films. Je me suis mise à connaître la peur. Mais ma grande sœur ne semblait pas partager ce sentiment. Alors je n’ai rien dit.
Je voyais ma mère si heureuse en sa présence. Et détruite en son absence. Alors malgré toute ma réticence à l’égard de Raymond, je souhaitais ces escapades pour apercevoir, sur la visage de ma mère, une certain bonheur.
J’arrivais d’un randonnée à vélo. Le ciel d’automne pleuvait des feuilles multicolores et j’aimais l’odeur qu’elles dégageaient. Un parfum de sève. Mes promenades à bicyclette avaient comme vertu de m’apporter une enveloppante sensation de liberté. À bord de mon vélo, j’étais au dessus de toutes contrariétés. Je me sentais toute puissante. J’avais du pouvoir. Je pouvais partir au bout de mes rêves tout en sachant que je ne le ferais jamais.
Je rentrais au bercail ravie et pleine d’assurance.
Rare était les journées où Raymond nous faisait l’honneur de sa visite, mais cette journée de novembre, il était attablé sirotant une O’Keefe en canette devant le bocal de mes poissons. À mon arrivée il pris l’initiative de partager sa boisson avec mes poissons. Il transvida de sa canette dans l’eau claire des poissons dont je m’efforçais de tenir propre et limpide. Il rigolait fort et de façon disgracieuse. J’ai fini par concevoir qu’il invoquait un acte reprochable. Je me suis mise à pleurer.
-Arrête, j’t’en prie. Fais pas ça.
L’eau se brouillait à un tel point que mes poissons disparaissaient sous l’écume du houblon.
-Ben non, y’ a pas de danger. Même qu’ils aiment ça. Pauvre poissons. Y faut ben que quelqu’un les désennuie. Imagine. Tourner dans un bocal à journée longue. Là y vont tourner pour vrai.
Et il s’esclaffait de rire, tandis que ma mère discrètement tentait de le dissuader.
Devant mon impuissance et son entêtement, j’ai rechevauchée ma bicyclette en pleurant. Le vent fouettait mon visage humide. Les rues étaient désertes. La plupart des enfants avaient rangé leur vélo en prévision de l’hiver. Mon, j’avais de la chance.
À mon retour, Raymond avait disparu, le bocal et mes poissons rouges aussi.
On a jamais reparlé des poissons. Et j’ai entendu ces cris de ma chambre. Un cochon qui se fait saigner.
Et je ne vous parle pas de mon chat Rominet et de mes canards Saturni et daisy qui ont fumé la cigarette à leur insu.
J’apprenais à détester. Je détestais l’homme qui rendait ma mère heureuse plus que moi. Je devenais une ombre aux yeux de celle que j’aimais tant. Je perdais de mon panache. Je perdais dans la hiérarchie. En bref, je prenais une débarque. Affective dans le cœur de celle en qui je m’étais cru une place réservée à jamais. Raymond et son pistolet avaient su se positionner en première place.
Quel choc. J’apprenais à vivre dans un espace restreint. Je me sentais l’obligation de m’effacer. J’étais devenue une efface de toute façon. Une espèce de rien. Plus rien. Plus de repères. Que les contes de ma grand-mère.
Ce soir là, je dormais avec ma sœur. C’était la nuit plus précisément. J’avais de l’école le lendemain. Un vacarme inhabituel nous extorqua de notre sommeil ma sœur et moi. Des mots, des vilains mots se bombardaient entre eux. Des mots qu’on nous défend de dire et qui débordent en un charabia terrorisant. Des bruits de violence résonnaient. Le mobilier s’égosillait sous les coups de poings et de pieds de deux grandes personnes qui tentaient de communiquer. La chambre de ma mère était à quelques pas de celle de ma sœur. Même si la porte était fermée, nous étions spectatrices d’une violente querelles.
Ma sœur s’interposa.
Elle lui cria de cesser immédiatement.
N’écoutant que son courage, il lui balança en pleine gueule :
-Viens dehors toi, on va régler ça.
Et, brandissant en plus son poing :
-Je vais te faire connaître mes cinq frères.
Ma sœur avait a peine16 ans.
Moi je voulais appeler la police mais, elle était déjà chez moi. Je me disais à quoi bon.
Raymond est parti et nous avons regagné nos chambres respectives. À part moi, ce soir là j’ai dormi avec ma mère qui n’a cessé de pleurer.
J’ai tenté de la consoler, mais en vain. Elle était inconsolable. Comme si quelqu’un était mort. Et pire encore. Elle n’avait jamais versé autant de larmes quand mon grand-papa est mort en vrai. Il y avait quelque chose de mort en ma mère. On y avait plus accès. Comme si elle appartenait à un autre monde.
Paule Pagé (Roman non-publié. Écrit autour de 1990)